Sunday, February 17, 2013

Proteus

 
Les mots me manquent pour exprimer toutes les manières dont je crois que Proteus est une oeuvre monumentale. Poème électronique, symphonie kinesthésique, hommage sublime à la beauté du monde sous forme de balade impressionniste ; tous ces descriptifs seraient justes, mais resteraient insuffisants pour englober la puissance de l'anomalie qu'il représente. Amplement discuté (et souvent contesté) parmi les cercles d'amateurs au cours des dernières semaines, Proteus est un objet qui transcende le verbe et ravage les définitions, à commencer par l'idée même de "jeu vidéo".
 
Précisons d'abord qu'il n'y a rien à faire dans Proteus. Rien, si ce n'est de considérer l'épaisseur de son atmosphère et la stupéfiante subtilité de sa création d'univers. Partant d'une idée simple -- que tous les objets placés dans leur monde émettraient une sonorité distinctive -- Ed Key et David Kanaga ont brouillé les cartes, obscurci les algorithmes au point de donner à leur ouvrage une qualité organique confondante. Malgré une certaine forme de progression narrative ainsi qu'une conclusion fixe (une partie normale se complète en trois quarts d'heure), le jeu est davantage pensé pour guider naturellement le joueur à travers la diversité du contenu, telle une succession de pièces musicales, qu'à lui raconter quelque chose ou lui dicter quoi penser, quoi faire.
 
Si j'écrivais il y a quelques jours que Wave Trip était "l'un de ces rares jeux presque entièrement conçus pour les oreilles", Proteus est quant à lui l'un de ces rarissimes spécimens à investir le territoire de cette entité nébuleuse que l'on nommera "l'âme". Dans la danse nonchalante des lucioles ou les délicates percussions des champs de fleurs estivales, dans le tourbillon hallucinant précédant le changement des saisons, se manifeste la poésie d'un regard émerveillé sur la chose naturelle. Un certain arrangement de cuivres au cours de la séquence automnale, funèbre et lumineux à la fois, résume bien les tensions fragiles que le jeu donne à sentir, dissonance et harmonie meublant à parts égales la marche vers l'ultime ascension. Plus qu'une collection de trouvailles distrayantes, Proteus fait montre d'une cohérence éblouissante, chacune des bribes contribuant à une expérience méditative sans pareille dans le médium électronique.
 
À une échelle plus large, le plus réjouissant est que des projets expérimentaux et manifestement peu ludiques tels que celui-ci sont de moins en moins seuls. Depuis la mise en ligne des premières versions de Proteus au tournant de 2012, une quantité grandissante et surtout toujours mieux acceptée de "non-jeux" se taille un chemin sur le marché conventionnel. Les indispensables Dear Esther et Journey, Bientôt l'été de Tale of Tales, Superbrothers: Sword & Sworcery EP il y a plus longtemps, Kentucky Route Zero plus récemment ; tous à leur façon épurent assez drastiquement la dimension ludique, focalisant l'attention sur la plastique ou la narration tout en maintenant une dimension participative cruciale. Poussant l'économie un tantinet plus loin, Proteus est un plaidoyer fort pour l'autonomie expressive du programme informatique, et l'une des plus importantes parutions vidéoludiques des derniers temps.

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