Monday, March 18, 2013

Sluggish Morss


Sluggish Morss est peut-être l'histoire d'une mort. C'est peut-être la saga d'une addiction ou d'une illumination. Il s'agit peut-être d'un cauchemar, d'un aller simple vers l'infini, ou simplement d'une tranche de science-fiction à l'inspiration particulièrement originale. Chose certaine, il s'agit de l'un des ouvrages interactifs indépendants les plus stimulants des derniers mois, propulsant les sens et l'esprit dans un univers de parasites, d'hybrides bizarres et de vagues échos de la vie sur Terre.
 
Sluggish Morss est en réalité un diptyque co-réalisé par deux des concepteurs solo les plus intrigants à avoir émergé dans la dernière année. Le volet éponyme, de nature plus ouvertement psychédélique, est l'oeuvre d'un certain Jake Clover, dont le sinistre Nuign Specter avait révélé un sens de l'atmosphère insolite absolument remarquable. Plus court, plus direct et plus corrosif dans sa livraison, cet épisode fait bien office d'entrée en matière au programme double, évacuant les aspects plus inquiétants de la fiction et suscitant la curiosité d'en savoir plus.
 
Sous-titré A Delicate Time in History, le second volet est développé par Jack King-Spooner, qui démontrait dans Will You Ever Return? un goût pour le collage touffu et pour le questionnement existentiel teinté d'absurde. Sa moitié de Sluggish Morss poursuit dans la même veine: moins linéaire, plus riche en contenu et en images saisissantes, elle évoque aussi des interrogations philosophiques profondes avec une franchise désarmante, pondérant la nature du temps, de l'héritage historique et de la finalité de l'être. Plutôt chiche en instructions et certainement indéchiffrable par endroits, elle demeure parsemée de moments d'ahurissante beauté, fréquemment redevables à la conception sonore exceptionnelle.
 
L'intérêt de tout dyptique est d'observer le dialogue entre les parties, et Sluggish Morss ne déçoit pas sur ce plan. Jake Clover, plus intéressé par la technique et par la création d'ambiances frénétiques (son Bear Surfin' Mega Wave est extraordinaire sur ces deux plans), illustre puissamment la part de cet univers composée de chocs, de compulsions, de tendances meurtrières et de "ça" débridé. King-Spooner, beaucoup plus spirituel malgré son penchant partagé pour l'étrangeté, saisit quant à lui l'envers cérébral, contemplatif, de ce voyage au bout de nulle part ; son plus récent Blues for Mittavinda reprend d'ailleurs cette posture intensément zen tout en épurant et humanisant sa méthode narrative. Incorporant dessins, photos et segments filmés, chansons trafiquées, langues étrangères et voix informatisées, leur plastique indéniablement proche de la tradition surréaliste est au service d'un futurisme où l'image parle plus fort que les mots, où le périple au-delà du raisonnement est une fin en soi.
 
Assurément obscur et souvent inconfortable, Sluggish Morss est aussi l'affirmation dense et vitale de créativités en pleine explosion.

2 comments:

  1. Très beau texte Louis! Il aurait également été heureux de joindre des exemples de ces «interrogations philosophiques profondes» dont tu révèles la présence. Car négligeant de m'en dire davantage à ce sujet, tu m'obliges pour ainsi dire à jouer au jeu, chose qui nuira assurément au fragile équilibre de mon emploi du temps. Le mérite de ton texte réside beaucoup en ceci qu'il donne vraiment envie de découvrir ce ''Sluggish Morss''. Franchement, t'aurais pu attendre après la fin du semestre! ;)

    ReplyDelete
  2. Merci pour ton commentaire, vieil ami! C'est sûr qu'en écrivant mes compte-rendus j'espère donner envie au lecteur de les essayer, mais je comprends que ce n'est pas facile pour tout le monde. Par contre, je peux te dire que même en se butant contre quelques obstacles (et il y en a certains qui sont malheureusement un peu obscurs), les deux volets se terminent facilement en 1h30. Ils ne fonctionneront pas sur ordinateur Mac par contre.

    Je n'ai pas donné d'exemples d'"interrogations philosophiques" par souci de concision, mais c'est vrai que certains filons valent la peine d'être mentionnés. Delicate Time en particulier semble habité par le thème de la disparition, à la fois de la culture telle que l'humain la connaît et la fabrique, mais aussi de l'intangible et de l'infiniment petit, et presque chaque figurant croisé pose une question qui entretient cette méditation, sans suggérer de conclusion. L'éponyme est peut-être moins signifiant dans l'ensemble, mais on peut dire qu'il prolonge quand même ce thème car il peut essentiellement être perçu comme une longue fin à retardement, une décomposition du processus menant à la terminaison de l'être.

    Ce que les jeux font plus que n'importe quoi, c'est poser une atmosphère qui invite à l'arrêt et provoque des sensations qui orientent, complémentent ou défient la réflexion. L'analogie avec ce qu'opère un film comme Eraserhead n'est sûrement pas trop erronée, et il ne faut pas s'attendre à des énoncés particulièrement définitifs sur les notions qui sont évoquées.

    Si tu n'as toujours pas grand temps mais que tu veux quand même tuer 15 minutes avec quelque chose d'agréable et facile d'accès, je te conseille Art Game de Pippin Barr, dont je parle ici: http://boiteabebelles.blogspot.ca/2013/02/art-game.html. Le "texte" est moins dense que Sluggish Morss et la posture plus ludique, mais je pense que la prémisse saura te charmer : )

    ReplyDelete